André GIDE : "Le Prométhée mal enchaîné"
( Ce texte est paru en Mars 1979, dans une revue intitulée "Les Psy causent" qui disparut après trois numéros )
André Gide
Photographie de M. Schmiegelski,
"the American printing of Gide's journals"Le Milglionaire (ZEUS, Le banquier) descend dans la rue, laisse tomber son mouchoir. Un passant le ramasse, COCLES, auquel ZEUS demande d'écrire une adresse sur une enveloppe qu'il lui tend. Ceci fait, ZEUS lui donne un soufflet, s'enfuit, glisse un billet de 500 F dans l'enveloppe qu'il envoie à l'adresse écrite, au hasard, par COCLES.
ZEUS vient d' effectuer deux actions gratuites d'un seul coup, et de mettre en marche deux destins.
Car, pour celui qui a reçu la gifle comme pour celui qui reçoit le billet, une question s'ouvre, une quête commence, une dette se crée.
COCLES se demande : " pourquoi m' a-t-il donné cette gifle ?... Je n'ai fait de mal à personne ! " et, apprenant que DAMOCLES (le destinataire de la lettre) s'en est enrichi, ne pense plus qu'à se dévouer, cherchant une nouvelle gifle qui rapporte à quelqu'un quelque argent.
DAMOCLES , quant à lui, se demande d'où lui vient cette somme alors qu'il n'attendait rien. Il va, jusqu'à la mort, en rechercher la provenance. " Avant j'étais banal mais libre. A présent j'appartiens à lui (le billet). Cette aventure me détermine."
PROMETHEE explique, à qui veut bien l'entendre, que ce qui est ainsi donné aux hommes, c'est leur raison d' être : " le secret de leur vie est dans le dévouement à leur dette. "
Gide nous parle, dans ce récit, des origines; non point origines de l'être, mais origines de ce qui fait l'humain.
L'action gratuite d'un démiurge, ne l'appellerions nous pas aujourd'hui "Marque du Signifiant", entrée dans le Langage qui nous lie et nous enchaîne à une histoire, à l'Histoire.
A qui nous devons nous ? D'où vient l'aigle qui, tel celui de PROMETHEE, nous dévore ?" Nous vivons, dit Serge Leclaire, dans une situation de dette insolvable que notre conscience nous pousse à acquitter dans le même temps que l'inconscient nous témoigne de ce que nous ne pouvons nous en délier, faute de créancier identifiable. Pas plus que l'histoire ne s'achève, le compte n'est jamais clos. Au créancier défaillant rien ne pourra faire qu'on lui ait jamais réglé son compte ; on a beau déclarer Dieu mort, avoir tué père et mère, occis le tyran, nous gardons sur le coeur un compte à régler. Mais à qui ?" (Serge Leclaire, "On tue un enfant").
Et Gide de faire dire à DAMOCLES : " et de ce jour là il me sembla tout à la fois et que ma vie prenait un sens et que je ne pouvais plus vivre. Ces cinq cents francs, haïs, exécrés, je croyais les devoir à tous et n'osais les donner à aucun ; j'en aurais privé tous les autres. Je ne songeais qu'à m'en débarrasser - mais où? - la caisse d'épargne ? c'était là grossir mon ennui ; ma dette s'aggravait de tous les intérêts de ma dette Qu'as-tu donc que tu n'aies reçu ? dit l'Écriture... reçu de qui ? de qui ?? de qui ?? "
La dette, l'aigle, la conscience, le feu; autrement dit quelque chose qui, au fond de l'homme, le pousse à toujours chercher ailleurs, plus loin, ce qui pourrait mettre fin à son incomplétude; quelque chose qui le consume et le dévore.
PROMETHEE, cependant, après avoir été amoureux de l'Oiseau auquel il donnait son foie en pitance, après avoir prêché de se dévouer à lui, le tue, le mange et trouve le rire. De l'animal sacré, ou de ce sacré animal, qui l'avait tant épuisé, il ne garde que des plumes. " C'est avec l'une d'elles, termine Gide, que j'écris ce petit livre ".
C'est au spectacle de l'agonie de DAMOCLES que PROMETHEE renverse sa façon de voir et brise ses chaînes.
DAMOCLES ou l'obsessionnel, pourrait-on dire, tué par le remords, magistralement nommé puisqu'il s'agit, comme chacun sait, de ce courtisan envieux du tyran, qui vit, sous la forme d'une épée suspendue par un crin de cheval, la mort se profiler au moment où il s'asseyait à la place du Maître.
Mais en cette parabole de Gide, est-ce tant à une libération totale, à un effacement complet de la dette, que semble convié le lecteur ? Car resterait-il les plumes (ce reste symbolique de l'être) s'il n'y avait pas eu d'aigle ?
Aux PROMETHEE que les psy pourraient avoir le désir d'être, à ceux qui ont voulu se mettre aux prises avec les démons (les leurs et ceux des autres) , ce texte peut avoir quelques résonances. Je pense aux représentations tyranniques du registre narcissique, au Moi idéal, à l'image de l'enfant toujours à tuer et toujours renaissant dont parle Serge Leclaire. Je pense au Surmoi, " figure que prend nécessairement pour le sujet la part échouée de sa normativation oedipienne, ce qui de la dette reste pour lui à régler. " (M. Safouan " Etudes sur l'oedipe ").
Mais je pense aussi à ce qui vient décentrer le sujet, le couper par rapport à lui-même, le mettre en "réflexion" (au sens spéculaire d'abord)
Le mythe du Paradis perdu est repris par Gide . PROMETHEE et ASIA étaient heureux, et nus sans le savoir. " tout protégeait notre humaine solitude. Soudain, un jour, ASIA me dit : tu devrais t'occuper des hommes Ils étaient très peu éclairés ; j'inventai pour eux quelques feux et dès lors commença mon aigle. C'est depuis ce jour que je m'aperçois que je suis nu. " C'est avec ce Savoir, ou cette Conscience, que s'introduit, du même mouvement, la loi et la faute. Mais on pourrait tout aussi bien inverser la phrase.
C'est ainsi à partir d'une perte (du paradis ou de l'idéal de soi-même) que l'oeuvre est possible. C'est avec les restes de l'aigle que Gide en témoigne.
" Pour l'exégète, qui ne cesse de vouloir imiter le travail de l'inconscient, il n'est point de variantes, de ratures, de fautes, et, pour sa torture, d'esquisses perdues, qui ne fassent intrinsèquement partie du texte achevé ; et pourtant le texte imprimé, livré, ne s'est écrit qu'au prix de toutes ces pertes. " (S.Leclaire).
Maurice Villard
Mars 1979
Notes
Je n'avais bien sûr pas encore lu, lorsque cet article a été écrit, ce que Lacan dit du texte de Gide, au début de son séminaire sur "Les formations de l'inconscient" ( Seuil, 1998).
On trouvera, de ce même texte de Gide, selon une autre perspective, un commentaire d'Eugénie Lemoine-Luccioni, "L'argent qui nous possède".